Faut-il faire évoluer la directive les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs ?

23/02/2021

L’actualité de la directive sur les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs (AIFMD) est marquée par la consultation lancée par la Commission Européenne auprès des acteurs du monde des fonds d'investissement alternatifs (FIA), clôturée le 29 janvier 2021.

La directive européenne AIFM, entrée en application en 2013, a posé les bases de la régulation de la gestion et de la distribution des fonds d'investissement alternatifs, ainsi que de la lutte contre les risques systémiques liés à la gestion alternative. Elle n’en demeure pas moins perfectible.

Voici les points de vue croisés sur le monde des FIA, de Jean-Pierre Gomez, Responsable des Affaires publiques et réglementaires et Laurent Marochini, Responsable Innovation chez Société Générale Securities Services à Luxembourg.

Quelles sont les bases de la directive AIFM ?

Jean-Pierre Gomez : La mise en œuvre de la Directive européenne AIFM (Alternative Investment Fund Managers) en 2013 a donné naissance à un nouveau dépositaire en charge de surveiller d’autres actifs de l’industrie des Organismes de Placement Collectif (OPC) : les Fonds d’Investissement Alternatif. Il s’agit là d’actifs non conservables dans le réseau du dépositaire et de ses sous-dépositaires. Il est question d’actifs qui ne sont pas des instruments financiers mais plutôt, majoritairement, des placements en immobilier ou en private equity.

Avec AIFMD, le dépositaire a des responsabilités différentes de celles qu’il avait dans le passé. Il doit d’abord enregistrer dans ses livres tous les actifs détenus par le FIA et vérifier leur propriété. Il met ensuite en place un contrôle sur les mouvements de liquidités en fonction de leur inconsistance et d’un seuil financier à définir avec l’AIFM: le cash flow monitoring. Cinq vérifications finales sont réalisées : les oversight duties.

A l’instar de ce qui s’est passé avec la directive UCITS, AIFMD doit-elle évoluer ?

JPG : La première directive UCITS/OPCVM date de décembre 1985. Nous en sommes aujourd’hui à UCITS V. Le projet d’UCITS VI, élaboré il y a quelques années, est à ce jour en suspens.

Concernant une éventuelle réforme de AIFMD, la Commission Européenne a lancé en octobre dernier une consultation sur la directive AIFM en vue de recueillir les avis des sociétés de gestion et gérants d’actifs de FIA, mais aussi de leurs dépositaires. La collecte des réponses s’est achevée le 29 janvier. Sur la centaine de questions proposées, dix portaient sur le dépositaire.

Rappelons que la directive AIFM est une directive pour les gérants de fonds alternatifs (contrairement à la directive UCITS qui est une directive « produit »). Autrement dit, AIFMD est un passeport pour le gérant de FIA qui se voit attribuer une licence pour gérer tout FIA de droit européen au sein de l’UE. A contrario, UCITS est un passeport pour le fonds d’investissement. Il permet au fonds d’être commercialisé au sein de l’UE sans avoir à demander l’accord de l’Autorité locale du pays dans lequel les parts/actions de cet organisme de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) sont vendues.

La position de l’industrie luxembourgeoise des OPC est de ne rien changer au texte de niveau 1 d’AIFMD. Cet avis est partagé par la plupart des pays européens. En revanche, certaines propositions ont été avancées pour rendre plus efficace le métier du dépositaire au moyen d’orientations techniques.

Un des points d’attention porte néanmoins sur les aspects de due diligence que le dépositaire doit conduire sur les activités du FIA et/ou sa société gestion et ses délégués ou mandataires. Recueillir la multitude d’informations demandée relève du défi. Cette compilation peut s’avérer compliquée à mettre en œuvre selon la nature du business. Où s’arrête la mission du dépositaire ? Certains contrôles imposés au dépositaire n’apportent pas de réelle valeur ajoutée en termes de protection de l’investisseur.

Le passeport dépositaire : de quoi s’agit-il ?

JPG : C’est la possibilité de désigner un dépositaire établi en dehors du pays où est domicilié le FIA. Le passeport du dépositaire apparaît comme inutile à l’heure actuelle et n’apporte aucun avantage en particulier. Il pourrait même compliquer la supervision de l’Autorité de contrôle du pays dans lequel le FIA est domicilié et rendre la tâche de l’auditeur plus difficile (et certainement plus coûteuse). En effet, avoir un dépositaire dans un pays, le FIA dans un autre et l’AIFM dans un troisième complexifie la supervision et la demande d’informations.

Si la réglementation évolue, que ce soit ou non via la modification du texte de base – niveau 1 de la directive – ou par des orientations techniques émanant du régulateur européen (l’ESMA par exemple) ou de l’Autorité locale, faudrait-il prendre en compte l’évolution technologique qui prime et pèse de plus en plus sur le monde financier et l’industrie des OPC plus précisément ?

Quelles sont les influences des nouvelles technologies et de l’innovation sur le monde des FIA ?

Laurent Marochini : Nous sommes à l’aube d’une révolution digitale et toutes les parties prenantes doivent redoubler de créativité et d’agilité pour être compétitives et différentes. Les gérants des fonds alternatifs ont souvent tiré profit des innovations et des nouvelles technologies pour retenir des projets combinant performance et sens. La sélection d’un projet par les gérants d’actifs est faite de façon à satisfaire les besoins et les valeurs des investisseurs, tout en visant la performance attendue. C’est dans ce contexte que les fonds investissant dans des projets à caractère environnemental et/ou sociétal séduisent cette clientèle en recherche de sens, comme les millenials, clients de demain.

De leur côté, les asset servicers ont aussi dû s’adapter pour répondre à cette croissance d’activité. Dans ce secteur, il est crucial de rechercher à automatiser un maximum de tâches encore souvent manuelles. L’intelligence artificielle, notamment la Robotic Process Automation (RPA), couplée à des capacités digitales telles que la gestion électronique des données a été nécessaire pour optimiser les processus.

La mise en place de plateformes pour faciliter les communications entre les parties prenantes permet de gagner en efficacité des deux côtés.

La technologie a-t-elle le même impact dans le monde des FIA que dans celui des instruments financiers classiques ?

LM : Du point de vue de l’asset servicer, les instruments financiers classiques sont gérés de façon industrielle sur des infrastructures performantes. Dans le cadre des investissements alternatifs, les équipes ont à gérer un nombre important de documents et des processus spécifiques. La recherche d’efficacité et la maîtrise des risques sont nécessaires faisant de la digitalisation des flux d’information et la maîtrise des données des éléments clés.

Quels outils ou technologies peuvent influencer à court ou moyen terme le dépositaire en termes de garde d’actifs alternatifs ou de valeurs mobilières traditionnelles ?

LM : Une grande partie des fonds alternatifs comme les Hedge Funds, Private Equity, Venture Capital sont caractérisés par une faible liquidité et un accès difficile, a contrario du monde des OPC. Les FIA sont donc de parfaits candidats à la tokenisation. Elle apporterait un nombre important de bénéfices tant pour les investisseurs que les gestionnaires d’actifs. La tokenisation peut se faire à l’actif du fonds sur des titres jusqu’ici illiquides (le vin, l’immobilier, etc.) ou au passif du fonds sur les parts.

Une vague de tokenisation ne serait néanmoins pas sans conséquence sur le métier de dépositaire. La conservation d’actifs digitaux ne répond pas aux mêmes processus que la conservation d’actifs traditionnels. Les acteurs, les infrastructures et le flux d’information s’en trouvent changés. Il est alors impératif d’être en capacité de construire des processus agiles en réponse aux besoins des clients.

Le monde digital nécessite aussi une grande vigilance au niveau des processus et des outils compte tenu du nombre croissant des cybers attaques détectées ces dernières années.

Pour les OPC traditionnels, l’industrialisation est déjà en marche et la tokenisation pourrait donner du sens au passif pour gagner encore en efficacité et fournir un canal de distribution supplémentaire.

A quoi s’attendre dans les prochaines années ?

JPG : Imaginons que la fonction du dépositaire soit un jour complétement dématérialisée. Le dépositaire deviendrait alors une fonction de pur contrôle réalisé au moyen d’outils technologiques performants et industriels. L’action humaine serait toujours nécessaire mais tournée vers de nouvelles tâches plus spécifiques de réflexion et d’analyse ciblée, et moins opérationnelles. La question du passeport dépositaire ne se poserait alors plus.

La digitalisation et la tokenisation de plus en plus d’actifs amèneront le métier du dépositaire dans un mode de fonctionnement complétement différent du modèle actuel avec des contrôles revisités. A quelle échéance ? Difficile à dire. On constate encore au sein des entreprises l’usage de vielles technologies qui n’ont pas complétement disparu bien que de moins en moins utilisés. L’utilisation du fax, du téléphone fixe ou l’impression de documents en sont quelques exemples. Même si la crise sanitaire actuelle a permis d’accélérer le rythme de la transformation digitale, du chemin reste à parcourir pour transformer le métier du dépositaire.

Article publié dans Agefi Luxembourg