La blockchain encourage la « coopétition » parmi les gérants d’actifs

16/06/2020

Beaucoup de freins opérationnels dans la distribution de leurs fonds, auxquels sont confrontés les gérants, pourront être levés. L’initiative d’Iznes, cofondée par six sociétés de gestion, a déjà trouvé un écho favorable auprès de 25 acteurs internationaux contributeurs. Dans l’industrie financière et plus particulièrement dans l’univers de la gestion d’actifs, la blockchain est sans doute une rupture technologique capable de provoquer ces réflexions.

Il y a quelques dizaines d’années, les compagnies aériennes américaines (suivies ensuite par les européennes), toutes concurrentes, ont profité du phénomène de l’informatisation pour prendre une initiative commune en créant un « Global distribution system » (Sabre travel network). Exit les intermédiaires techniques, il n’était plus nécessaire aux voyageurs d’aller chercher leurs billets d’avion dans une agence de voyage. L’objectif de ces compagnies aériennes était de reprendre la main sur la relation avec leurs clients, de se passer de cette prestation purement technique réalisée par les distributeurs, qui se sont en conséquence redéployés sur des services à plus forte valeur ajoutée, sur le conseil, l’organisation de voyages. Les ruptures technologiques sont l’occasion pour les acteurs d’un secteur de s’interroger sur leur modèle et souvent d’envisager des démarches de « coopétition » (coopération entre acteurs par ailleurs en situation de compétition). Dans l’industrie financière et plus particulièrement dans l’univers de la gestion d’actifs, la blockchain est sans doute une rupture technologique capable de provoquer ces réflexions.
Historiquement, le post marché n’est pas un domaine qui a bénéficié d’investissements de grande ampleur au sein des grands groupes financiers, le post marché de la gestion d’actifs ne faisant pas exception. En conséquence, les acteurs souffrent de difficultés opérationnelles, en particulier en matière de distribution et surtout de distribution transfrontalière. Les capitaux, les marchandises circulent très facilement dans l’Union européenne, mais beaucoup moins les parts de fonds, alors que l’Europe est un immense réservoir d’épargne (les européens sont beaucoup moins endettés que les américains et leur taux d’épargne est bien plus élevé). Pourquoi l’acte d’achat est-il si compliqué, alors qu’il s’agit d’un produit dématérialisé et standardisé par une réglementation commune (au moins pour le marché des fonds UCITS) ? Le marché unique des fonds, voulu par la Commission européenne, encouragé par les directives UCITS successives, fait le succès de quelques sociétés de gestion, mais il reste inachevé : aujourd’hui, parmi les 20.000 fonds Ucits existants, seul un peu plus d’un tiers est enregistré dans au moins trois pays et ce chiffre tombe même à 3% parmi les fonds alternatifs (FIA). La consommation de fonds reste donc pour l’essentiel locale.
 

Une mécanique de souscription complexe

Les difficultés sont d’ordre fiscal, réglementaire et technique - certains pays élevant encore des barrières protectionnistes. La mécanique de souscription est ainsi complexe pour beaucoup d’investisseurs et différente selon les pays. Souscrire un fonds français nécessite encore pour un investisseur allemand ou italien d’ouvrir un compte auprès d’un affilié Euroclear. De même, pour un investisseur, devoir adresser à chaque société de gestion individuellement un formulaire KYC est une perte de temps. Et pour leur part, pour les sociétés de gestion, devoir adresser très régulièrement à chaque fournisseur de données spécialisé une mise à jour de son référentiel de fonds, puis faire des rapprochements pour s’assurer que les données transmises aux investisseurs finaux sont de qualité, est extrêmement lourd et nécessite des ressources, qu’elles préféreraient allouer différemment.

L’amélioration de la connaissance des clients est aussi un enjeu. Pour reprendre l’exemple des compagnies aériennes, à l’époque des billets d’avion papier, elles ne connaissaient pas leur identité et ne pouvaient ainsi mettre en place des programmes de fidélité. Concernant les OPC, les porteurs de parts sont difficiles à identifier car les ordres sont souvent agrégés par les intermédiaires avant d’être transmis aux sociétés de gestion. La recherche de l’identité des souscripteurs par le marquage des ordres ne permet pas d’obtenir une vision exhaustive. Or ignorer l’identité de certains porteurs au passif d’un fonds rend difficile l’exercice nécessaire d’adéquation de la liquidité actif / passif. En cela, il est encore parfois compliqué de répondre aux injonctions des régulateurs en la matière, qui imposent d’élaborer des scénarios concernant les risques de rachat, au vu du profil des souscripteurs.
 

Co-construire une nouvelle infrastructure

Aussi, permettre aux gérants d’actifs comme aux investisseurs d’accéder à ces informations via la blockchain est apparu comme une avancée cruciale pour les sociétés de gestion. La possibilité d’œuvrer à la co-construction d’une nouvelle infrastructure robuste et susceptible de fluidifier les processus de distribution de leurs fonds a décidé six d’entre elles à unir leurs forces pour élaborer le projet Iznes, qui compte désormais 25 sociétés de gestion internationales contributrices. Le législateur français a su jouer le jeu en adaptant rapidement le droit à ce nouveau contexte par le décret du 24 décembre 2018 autorisant l’inscription de titres non cotés sur une blockchain : désormais, il n’est plus nécessaire d’ouvrir un compte bancaire pour acquérir, détenir et céder des parts de fonds, puisqu’une inscription dans un DEEP (Dispositif Electronique d’Enregistrement Partagé) vaut preuve de propriété.
A terme, la question d’une monnaie digitale de banque centrale comme moyen de paiement, se posera. Aujourd’hui, du fait du risque de contrepartie sur l’émetteur de jetons, Iznes utilise le système bancaire traditionnel. Mais les projets de monnaie digitale de banque centrale ouvrent des perspectives. La sécurité qu’elle offrira incitera sans doute à y avoir recours.