Les gestionnaires d’actifs restent prudents face aux crypto-devises et à la Blockchain

01/06/2021

Elon Musk, le médiatique patron de SpaceX et Tesla, annonçait début février qu’il avait investi plus d’un milliard de dollars dans le Bitcoin. D’autres entreprises et fonds de pension américains ont également indiqué qu’ils investissent dans des crypto-devises. Que font les gestionnaires d’actifs européens pour leur part ?

Pour le savoir, en février 2021, SGSS a réalisé une enquête sur l’investissement en crypto-devises, telles que Bitcoin ou Ethereum, et sur les usages de la Blockchain (la technique de Registres Distribués utilisée par la blockchain ou « Distributed Ledger Technology Â», en abrégé DLT) auprès d’une quinzaine de gestionnaires d‘actifs, des sociétés de gestion et des investisseurs institutionnels européens.

Ces entretiens très qualitatifs portaient sur quatre sujets : les crypto-devises, les registres, les émissions et les autres usages de la DLT, en essayant pour chaque sujet de discerner leur vision du marché, les caractéristiques et motivations de leurs projets ainsi que leurs attentes vis-à-vis des fournisseurs de services titres.

Sur la perception générale de la technologie et la maturité des acteurs, il faut noter trois phases intéressantes :

  1. Une première phase de curiosité, plus ou moins développée selon les acteurs ;

  2. Une seconde phase d’appropriation, qui se traduit par des approches très différentes selon les acteurs :

  • Une approche conservatrice : rejet des crypto-devises, comme le fait Warren Buffett1 ;

  • une approche attentiste : attente de voir des pionniers émerger avant de se lancer, qui est l’attitude de la plupart des institutionnels ;

  • et une approche opportuniste plutôt rare : tentative de développement, comme la société de gestion TOBAM qui a lancé un fonds Bitcoin2.

          Les objectifs évoqués de l’appropriation sont :
          - L’efficacité opérationnelle, c’est-à-dire la baisse des coûts, notamment ceux des intermédiaires; ou
             plus simplement,
          - la création d’un cadre pour des activités peu structurées aujourd’hui, comme le trade finance, les
             fonds de capital investissement ou les fonds d’investissement immobilier.

        3. Une troisième phase de maturité, qui ne devrait pas tarder et qui intervient quand la technologie est utilisée pour des applications dédiées au cÅ“ur des activités des utilisateurs. Lorsque l’enjeu n’est plus d’utiliser la technologie comme objet de curiosité mais plutôt pour faciliter les échanges, une nouvelle étape est franchie.

Dans les pays d’Europe, les réglementations qui s’appliquent aux utilisations de cette technologie aujourd’hui sont éclatées entre des cadres libéraux (Luxembourg, Suisse, France et Allemagne) et d’autres plus conservateurs (Italie, Europe centrale).

Au plan européen, les crypto-devises, et notamment les « stable coins Â», seront l’objet de la réglementation MiCA3, « Market in Crypto-Assets Â». Ce projet de règlement, dont l’objectif est d’instaurer un cadre réglementaire européen applicable aux prestataires de services sur actifs numériques, a été publié en septembre 2020 et devrait être adopté à l’été 20224. Les investisseurs attendent donc son adoption.

Il reste à noter que pour pouvoir développer les usages de cette technologie dans l’investissement, la question du paiement demeure également un enjeu central. La plupart des acteurs veulent réaliser des transactions avec un échange immédiat des biens et de l’argent, c’est-à-dire en mode livraison contre paiement. Pour ceci, il est nécessaire de pouvoir réaliser des paiements dans la DLT. Il faut donc que soit disponible dans la DLT une représentation d’une monnaie usuelle, ce qui est appelé un « stable coin Â», ou bien directement une monnaie émise par une Banque Centrale, ce qui est appelé une « Central Bank Digital Currency Â» ou CBDC.

Mais au total, les acteurs, qu’ils soient attentistes ou opportunistes, ont compris que la DLT permet de fluidifier les échanges avec la possibilité de partager immédiatement l’ensemble de la documentation lors des transactions. Ils mesurent donc bien le potentiel de valeur de son utilisation.

Les investissements en crypto-devises

A ce stade, les sociétés qui investissent en crypto-devises sont principalement américaines ; Tesla, Blackrock, Fidelity, Microstrategy et Mass Mutual ont déclaré à la presse avoir investi en crypto-devises. En Europe comme en Asie, la demande provient surtout de la clientèle privée. Les investisseurs institutionnels européens sont attentistes ; ils attendent de bénéficier de la protection de la réglementation MICA. Les rares acteurs européens qui expérimentent le font pour des montants marginaux.

Les sociétés de gestion, quant à elles, n’ont donc pas de demande significative des investisseurs institutionnels européens pour investir en crypto-devises. Seules quelques-unes ont déjà lancé des fonds en crypto-devises et leurs actifs en gestion restent très faibles.

Prendre une position en crypto-devises implique dans la plupart des cas de prendre un risque direct sur une plate-forme d’échange de crypto-devises5 telles que Coinbase, Kraken ou Binance, qui sont des entités non-réglementées en Europe. Il existe toutefois des moyens d’investir en prenant des risques sur des entités réglementées en utilisant : 

  • Des contrats à terme sur Bitcoin ou Ethereum, comme ceux listés sur le Chicago Mercantile Exchange ;

  • des Exchange Traded Notes ou billets négociés en bourse ;

  • ou des fonds d’investissement régulés.

A noter que tous les grands prestataires de services titres américains6 ont, ou vont avoir, une solution de garde des crypto-devises. Certains acteurs européens, comme SIX et Deutsche Bank, sont en train de lancer des offres à destination des particuliers et des investisseurs institutionnels. Dans la plupart des cas, ces acteurs s’appuient sur une entreprise technologique spécialisée.

Registres des porteurs de fonds d’investissement

Il y a un consensus global pour dire que les registres de fonds d’investissement se prêtent bien à l’utilisation de la DLT. Le modèle a été testé et fonctionne.

Aujourd’hui, les volumes ne croissent pas parce qu’il n’y a pas de monnaie usuelle disponible sur la DLT. Typiquement, l’introduction d’une CBDC sera un véritable catalyseur de croissance pour les registres, avec la possibilité de réaliser des livraisons contre paiement.

Plusieurs acteurs indiquent aussi leurs convictions que les pionniers comme IZNES ou Calastone ont un potentiel élevé de décollage, dans la mesure où ils sauront s’appuyer davantage sur les intermédiaires, plutôt qu’essayer de les désintermédier. Les intermédiaires sont des « early adopters Â», à la différence des institutionnels en général plus conservateurs.

A ce stade, il y a très peu d‘initiatives pour créer des parts de fonds d’investissement libellées en crypto-devises. Sans surprise, il n’y a pas de demande pour acheter en Bitcoin des actifs libellés en euro ou en dollar.

Tokenisation

Un token est la représentation dans la DLT d’un instrument financier.

Il y a plusieurs expérimentations de leur usage. Des acteurs émettent des produits financiers dans la DLT, mais il n’y a encore aucune norme et le processus n’est donc pas efficace.

Certains investisseurs indiquent qu’ils sont parfois obligés de recourir à la DLT car certaines émissions ne sont réalisées qu’en token, alors que d’autres sont encore mixtes, à la fois en token et en émission classique.

Parmi les commentaires faits par les personnes interrogées, deux paraissent bien résumer le sentiment général : "Le marché ne se développera pas en l’absence d’au moins un intermédiaire crédible"  et  "la route est encore longue".

Autres Cas

Pour les personnes interrogées, parmi toutes les applications possibles en finance, il apparaît que c’est pour répondre aux obligations de bien connaître son client (« Know your customer Â», ou KYC) que résident le plus de potentialités. En effet, le KYC fait partie des processus bancaires encore fragmentés, manuels et effectués de manière similaire dans chacun des établissements. L’utilisation de la DLT permettrait d’unifier le processus et surtout de partager les informations publiques sur les clients.

Toutefois, il n’y a pas encore de solution émergente à un niveau européen sur ce sujet. En France, nous pouvons cependant citer une solution pour la clientèle de détail, Archipels, un consortium regroupant EDF, Engie, La Poste et la Caisse des Dépôts.

Par ailleurs, la traçabilité et la transparence apportées par la DLT ont été évoquées. En effet, certaines DLT ont besoin d’utiliser des tiers de confiance pour héberger des nÅ“uds7 de la DLT pour garantir la viabilité de leur chaîne. Ces tiers pourraient être des fournisseurs de services titres ou bien même des auditeurs ou des régulateurs qui pourraient accéder directement aux données à vérifier.

Conclusion

Les investisseurs institutionnels européens ne souhaitent aujourd’hui pas prioriser de nouvelles expertises ou prendre les risques opérationnels du back office des DLT, qu’il s’agisse de crypto-devises ou de tout autre instrument financier.  Ils préfèrent continuer à s’appuyer sur des intermédiaires, qui sont à la fois les experts et les tiers de confiance pour ces produits. Comme exprimé par l’un des contributeurs à cette étude :

Avec la DLT, le Métier Titres cesse d’être un métier de taille critique et redevient un métier d’expertise.

Ces sont ces intermédiaires qui devront apporter des solutions pour atténuer les nouveaux risques liés à ces produits.

Le futur commencera en Europe avec les « stable coins Â»8 réglementés par MICA.

 


1https://www.cnbc.com/2020/02/24/warren-buffett-cryptocurrency-has-no-value.html

2https://www.tobam.fr/tobam-launches-first-bitcoin-mutual-fund-in-europe/

3 https://ec.europa.eu/info/publications/200924-digital-finance-proposals_en

4 Il faut aussi connaître le régime Pilote que propose la Commission européenne pour les titres cotés : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020PC0594&from=EN

5 traduction française de « cryptocurrency exchange Â»

6 BNYM, State Street, JP Morgan, Citi, les quatre plus grand conservateurs de titres au monde, ont annoncé qu’ils auraient une offre de conservation de cryptodevises. BPSS, HSBC et Northern Trust  ont aussi annoncé des projets similaires.

7www.cnbc.com/2020/02/24/warren-buffett-cryptocurrency-has-no-value.html

8 https://www.tobam.fr/tobam-launches-first-bitcoin-mutual-fund-in-europe/