
Marchés Privés : où l'Illiquidité Rencontre la Liquidité ?
L’essor des fonds semi-liquides et des mécanismes de liquidité, avec l'introduction d'ELTIF 2.0, transforme l'accès aux actifs privés. Pierre Monteillard, Co-Fondateur de Frame, et Armand Affortit, Senior Manager chez Frame, plongent au cœur du défi de la liquidité sur les marchés privés. Ils soulignent l'importance pour les investisseurs particuliers de bien comprendre les risques potentiels et les limites de liquidité sur ces marchés.
Le Défi de la Liquidité sur les Marchés Privés
Les marchés privés sont depuis longtemps associés à l’illiquidité. Traditionnellement, les investisseurs ont accepté le compromis : des rendements supérieurs en échange d’une immobilisation du capital sur plusieurs années. Cependant, le paysage est en train de changer. L’essor des fonds semi-liquides et des mécanismes de liquidité redéfinit l’équation du risque, offrant un accès plus flexible aux actifs privés tout en conservant leur nature d’investissement de long terme.
Cette évolution n’est pas seulement un ajustement technique : elle constitue une refonte fondamentale de la manière dont les investisseurs abordent les marchés privés. Aujourd’hui, la demande de liquidité ne se limite plus aux marchés publics. Les actifs privés, historiquement réservés aux investisseurs institutionnels ou aux family offices, s’adaptent désormais à un monde où les investisseurs attendent flexibilité, transparence et accessibilité. Cette évolution a de profondes implications, d’autant plus que le secteur s’oriente vers une plus grande participation des investisseurs particuliers.
La Retailisation des Marchés Privés : un Impératif Stratégique
L’ouverture des marchés privés aux investisseurs n’est pas une tendance passagère : c’est un changement structurel irréversible. Les évolutions réglementaires, les avancées technologiques et l’appétit des investisseurs convergent pour rendre les actifs privés accessibles à un plus large éventail d’investisseurs. L’introduction des fonds européens d’investissement à long terme (ELTIF 2.0), l’expansion des fonds semi-liquides et le rôle croissant des plateformes Fintech sont des indicateurs clairs de cette transformation.
Pourtant, la vraie question n’est pas de savoir si les marchés privés deviendront plus adaptés aux investisseurs particuliers, mais si le secteur est prêt à embrasser ce changement de manière stratégique. Selon nous :
l’éducation des investisseurs est essentielle : les investisseurs particuliers doivent bien comprendre les contraintes de liquidité et le profil risque-rendement des marchés privés ; les gestionnaires d’actifs, ainsi que leurs partenaires de distribution, doivent assumer la responsabilité de cet effort pédagogique afin d’éviter les attentes irréalistes,
la technologie est un véritable facilitateur : les plateformes numériques, le profilage des investisseurs fondé sur l’IA et le règlement-livraison basé sur la blockchain joueront un rôle crucial pour rendre les marchés privés plus accessibles sans compromettre la gestion du risque,
les cadres réglementaires changent la donne : les régulateurs ouvrent des voies pour davantage de participation des investisseurs particuliers, leur octroyant un accès facilité aux marchés privés. Néanmoins, des réglementations trop strictes pourraient ralentir l’innovation, tandis qu’une flexibilité excessive pourrait conduire à des ventes inappropriées
Les investisseurs, en particulier les investisseurs particuliers, doivent rester prudents dans leur quête de rendements élevés sur les marchés privés : même si la technologie et la réglementation permettent un meilleur accès aux fonds d’actifs privés, les actifs sous-jacents restent illiquides et le risque inhérent de liquidité ne doit pas être ignoré.
Fonds Semi-Liquides et Mécanismes de Liquidité : une Solution Imparfaite ?
Les fonds semi-liquides apparaissent comme une innovation clé pour combler le fossé entre l’illiquidité structurelle des marchés privés et le besoin des investisseurs d’accéder périodiquement à leur capital. Ces fonds, structurés comme des véhicules à capital variable avec des fenêtres de rachat périodiques, offrent un terrain intermédiaire entre les fonds de capital-investissement à capital fixe traditionnels et les fonds communs de placement entièrement liquides.
Mécaniquement, ils intègrent généralement des fonctionnalités telles que :
des fenêtres de rachat limitées (par exemple, trimestrielles ou semestrielles) pour équilibrer les demandes de rachats des investisseurs avec la liquidité des actifs sous-jacents,
des mécanismes de plafonnement pour empêcher les ventes forcées d’actifs dans des conditions difficiles, ainsi que d’autres outils de gestion de la liquidité (swing pricing, leviers anti-dilution ou rachats en nature, etc.),
des structures hybrides qui associent des titres liquides (comme des actions cotées ou des obligations) à des actifs privés illiquides pour créer un modèle d’investissement plus flexible.
Bien qu’ELTIF 2.0 comprenne un mécanisme d’appariement visant à fournir davantage de liquidités aux investisseurs, le développement des marchés secondaires devrait également renforcer la liquidité. L’infrastructure et la transparence des plateformes de transactions secondaires sont encore en cours de développement et d’évolution mais elles pourraient devenir un complément essentiel aux structures semi-liquides.
Plus Liquide… mais Toujours Illiquide
L’introduction d’ELTIF 2.0 marque une étape importante dans l’évolution des marchés privés, en particulier dans l’amélioration de la liquidité et de l’accessibilité pour les investisseurs particuliers. Au cours des deux dernières années, ELTIF 2.0 a connu une "bonne dynamique", avec davantage de fonds enregistrés sur cette période que durant l’ensemble des sept années d’existence de son prédécesseur ELTIF 1.0. Cette croissance rapide souligne le potentiel d’ELTIF 2.0 pour la démocratisation des investissements sur les marchés privés.
Toutefois, ce succès suscite également des inquiétudes importantes, surtout pour les investisseurs particuliers. Bien qu’ELTIF 2.0 offre des options d’investissement plus flexibles et des mécanismes de liquidité améliorés, il peut créer une illusion de liquidité qui pourrait induire en erreur les investisseurs particuliers. Les marchés privés impliquent par nature des actifs illiquides, et la promesse d’un accès facile à la liquidité peut être trompeuse. Les investisseurs particuliers, qui ont généralement des horizons d’investissement plus courts et des besoins de liquidité plus importants, peuvent se trouver exposés à des risques inattendus s’ils sous-estiment la véritable nature de ces investissements.
Alors que les marchés privés continuent de s’ouvrir aux investisseurs particuliers, il est crucial qu’ils soient correctement informés des risques potentiels et des limites de liquidité sur ces marchés. Les organismes de réglementation, les gestionnaires d’actifs et les conseillers financiers doivent s’assurer que les investisseurs particuliers comprennent la complexité des investissements sur les marchés privés et les mécanismes utilisés pour gérer la liquidité, en particulier les plus lourds (tels que le remboursement en nature). En trouvant un équilibre sain entre accessibilité et prise de conscience des risques, les marchés privés peuvent continuer à se développer tout en protégeant les intérêts de tous les investisseurs concernés.
En conclusion, les fonds d’actifs privés, rendus plus facilement accessibles et liquides, seront certainement un levier de croissance très fort dans la levée de fonds des gérants alternatifs. Bien que les investisseurs institutionnels soient bien conscients des caractéristiques des outils de liquidité et de leurs implications, l’ensemble du secteur doit néanmoins veiller à ce que les investisseurs particuliers n’aient pas l’impression que les marchés privés sont liquides.
Pierre Monteillard, Co-Founder, Frame
Armand Affortit, Senior Manager, Frame